Comment les grandes guerres ont-elles façonné la littérature russe?

Tom Harper/BBC Cymru Wales, 2016
Dans toute guerre, quel que soit le camp qui se proclame vainqueur, il n'y a pas de véritables gagnants, dit-on. Et pourtant, s'il est un domaine de l'expérience humaine qui fait quelques «gains» de tels conflits, c'est bien la littérature.

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Guerre patriotique de 1812

De tous les conflits et guerres, la guerre patriotique de 1812 entre la Russie et la France est devenue l'un des événements clés de l'histoire russe, marquant le début d'une nouvelle ère. C'est à cette époque que l'idée d'une identité nationale russe inclusive s'est formée, jetant les bases de la perception de soi de la société russe diversifiée. La guerre est également à l'origine de grands chefs-d'œuvre littéraires, dont Guerre et paix.

Tout d'abord, le roman épique de Léon Tolstoï, publié dans les années 1860, a façonné la perception publique de cette époque grâce à une riche interaction entre histoire et fiction. L'ampleur de la guerre elle-même était sans précédent. Pour la première fois depuis le XVIIe siècle, une guerre se déroulait sur le territoire de l'Empire russe. Les Français ont capturé Moscou, le cœur et l'âme de la nation, et ont détruit une grande partie de la ville. Naturellement, cela a été perçu comme un désastre national. Bien que le pays ait subi d'énormes pertes, l'armée russe a fini par vaincre le rival le plus puissant d'Europe et, par conséquent, du monde.

En Russie, la guerre de 1812 a été, de loin, considérée comme le choc des titans, la bataille entre le bien et le mal. La victoire inimaginable de la Russie sur l'armée française était perçue comme une preuve de l'intervention directe de Dieu.

Mikhaïl Lermontov, l’écrivain à l'origine de Un héros de notre temps, l'a décrit dans son célèbre poème intitulé Borodino :

« Enfants, Dieu seul a pu nous faire abandonner Moscou ! » (traduction d’Henri Grégoire)

La littérature et la poésie russes de l'époque ont activement interprété et analysé cette guerre monstrueuse.

L'image de Bonaparte, ennemi numéro un de la Russie, qui s'est proclamé empereur Napoléon Ier en 1804, a subi d'importants changements. Sa réputation a dramatiquement évolué, au point qu’il était à la fois aimé, détesté, plaint et craint. L'ancien maître du monde est finalement devenu un symbole tragique de la nature changeante du destin humain et de la fragilité de la vie.

« Il avait reconnu Napoléon, – son héros ; – mais dans ce moment ce héros lui paraissait si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son âme et ce ciel sans limites ! », peut-on lire au sujet du comte André Bolkonsky dans Guerre et paix.

« Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y aurait pas de guerre », a noté avec justesse Léon Tolstoï dans son magnum opus. En réalité, l’illustre écrivain russe savait de quoi il parlait. Le futur auteur d'Anna Karénine a en effet effectué son service militaire, en grande partie parce qu'il devait rembourser ses dettes. En 1851, Tolstoï a été affecté à la 4e batterie de la 20e brigade d'artillerie en tant que cadet. Il a passé deux ans dans le Caucase, au cœur de l'action. À peu près à la même époque, Tolstoï a publié la première partie d’Enfance, son roman autobiographique qui a connu un énorme succès et trace l'intrigue d'autres œuvres importantes comme La Matinée d’un seigneur et Les Cosaques.

En 1853, avec le déclenchement de la guerre de Crimée, le romancier en herbe a été transféré dans l'armée du Danube et a pris part à la bataille d'Oltenița et au siège de Silistria. Deux ans plus tard, Tolstoï s’est retrouvé à Sébastopol, sur la péninsule criméenne. Il a commandé une batterie lors de la bataille de la rivière Tchernaïa et était présent lors du siège de Sébastopol et de la bataille de Malakoff.

Malgré toutes les difficultés de la vie sur le terrain, Tolstoï a continué à se battre et à écrire. C'est à cette époque qu'il a rédigé le premier des quatre Récits de Sébastopol que l'empereur russe Alexandre II admirera particulièrement.

Lire aussi : Comment l’image de Napoléon a-t-elle évolué dans l’inconscient collectif russe au gré des siècles?

Première guerre mondiale

La Première Guerre mondiale a causé des ravages, tué des centaines de milliers de personnes et s'est avérée être un véritable désastre pour la Russie. Elle a ruiné les espoirs, les ambitions et les rêves de la population. La Russie était comme un animal blessé incapable de se remettre de la défaite.

Le lauréat du prix Nobel Boris Pasternak a dépeint cette guerre mouvementée dans Le Docteur Jivago, considéré par beaucoup comme l'un des romans les plus touchants, les plus lyriques et les plus beaux du XXe siècle. Pasternak a jeté un peu de lumière sur la sinistre réalité de la Première Guerre mondiale dans son tour de force sincère. La saga se concentre sur les terribles réalités de la vie sous les bolcheviks. Le livre couvre entre autres la révolution russe de 1905, la guerre civile, ainsi que la révolution de 1917.

« La moitié a été faite par la guerre, le reste a été achevé par la révolution. La guerre était une interruption artificielle de la vie, comme si l'existence pouvait être différée pour un temps (quelle absurdité !). La révolution a éclaté contre son gré, comme un soupir trop longtemps différé. Tout le monde s'est animé, est rené, tout le monde a eu des transformations, des bouleversements. On pourrait dire : chacun a survécu à deux révolutions, l'une personnelle, la sienne, et l'autre collective ».

Les écrivains ne se sont pas contentés de relater les horreurs du front, mais ont saisi l'impact de la guerre sur toutes sortes de personnes.

Par exemple, l'épopée Le Don paisible de Mikhaïl Cholokhov, autre lauréat du prix Nobel, est un drame historique à grande échelle sur la vie des cosaques du Don pendant la Première Guerre mondiale et la guerre civile russe. Le roman est rempli de sang, de colère et d'action.

« Grigori rencontra le regard de l'Autrichien. Des yeux remplis de mort le fixaient. L'Autrichien pliait lentement les genoux, un gargouillement ronronnant dans sa gorge. Clignant des yeux, Grigori brandit son sabre. Un coup à longue portée déchira le crâne en deux. L'Autrichien tomba, hérissant les mains, comme s'il glissait ; les moitiés du crâne s'écrasèrent sourdement sur la pierre du pavé ».

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Seconde Guerre mondiale

Moscou en 1941

Elle a commencé à 4 heures du matin, le 22 juin 1941, lorsque l'Allemagne nazie a attaqué l'Union soviétique. Au moment où le conflit a éclaté, l'un des meilleurs poètes russes, Arseni Tarkovski (le père du célèbre cinéaste Andreï Tarkovski) se trouvait à Moscou, où il suivait une formation militaire avec d'autres hommes de lettres. Tarkovski était déterminé à s'engager dans l'armée, mais la commission médicale de l'État a refusé de lui en accorder la permission. Il a donc écrit plus de dix lettres à l'Union des écrivains soviétiques, suppliant qu'on l'envoie sur le champ de bataille. Après mûre réflexion, Tarkovski est finalement devenu reporter de guerre.

En 1945, il a rédigé son poème épique Samedi 21 juin, un retour sur le tout dernier jour de paix.

Il ne reste qu'une nuit pour construire des fortifications.

C'est dans mes mains, l'espoir de notre salut.

Je me languis du passé ; alors je pourrais avertir

Ceux qui étaient condamnés à périr dans cette guerre.

Un homme de l'autre côté de la rue m'entendrait crier,

« Viens ici, maintenant, et la mort te passera devant ».

L'Union soviétique a effectué les plus grands sacrifices pour vaincre les nazis. Au moins 27 millions de citoyens ont péri pendant la guerre. L'écrivain soviétique Vassili Grossman a décrit les atrocités de la guerre désordonnée et du système totalitaire soviétique dans son œuvre principale, Vie et Destin.

Stalingrad, septembre 1942

Si vous ne deviez lire qu'un seul livre sur la guerre, ce serait probablement celui-là. Le chef-d'œuvre de Grossman traite de tous les aspects de la liberté : de pensée, de choix et d'action. Il a osé voir grand et a été le premier à montrer comment la Seconde Guerre mondiale a affecté l'ensemble de l'Union soviétique. Comme Grossman l'a bien compris, le fascisme et le totalitarisme se sont avérés être les deux faces d'une même pièce. Dans Vie et Destin, il a osé dépeindre à la fois les camps nazis et les goulags de Staline.

Au centre de l'histoire se trouve la bataille cruciale du conflit, celle de Stalingrad. Cependant, alors que Tolstoï a montré comment la nation s'est unie comme un roc solide pendant la bataille clé de Borodino dans Guerre et paix, la Seconde Guerre mondiale, selon Grossman, a révélé comment le peuple russe, bien qu'uni par un objectif commun de gagner le conflit, n'a pas réussi à se rassembler contre les horribles abus du système soviétique. L’auteur jette un regard sur le destin de ses personnages qui mènent une bataille perdue d'avance contre la cruauté et l'injustice de l'État totalitaire.

Anna Akhmatova, l'un des poètes russes les plus influents, n'était pas non plus étrangère à l'agitation politique. Elle a survécu à deux guerres mondiales, à la révolution de 1917 et au siège de Leningrad.

Les oiseaux de la mort se tiennent au zénith.

Qui va venir en aide à Leningrad ?

Ne faites pas de bruit autour – elle respire,

Elle vit encore et elle entend tout :

Comment au fond de la Baltique

Ses fils pleurent dans leur sommeil,

Et comme de son sein les cris

« Du pain ! » montent jusqu’au ciel…

Mais le ciel est sans pitié,

Et elle voit à ses fenêtres

La mort (éditions Harpo &, 2010)

Des habitants de Leningrad durant le siège collectent de l'eau sur la perspective Nevski, dans des trous de la chaussée causés par des bombardements

Akhmatova n'a jamais soutenu le régime communiste, qui a impitoyablement frappé son destin, ainsi que celui de son mari, le poète Nikolaï Goumilev, qui a été arrêté et exécuté. Le fils d'Akhmatova a quant à lui été exilé en Sibérie pour ses opinions antisoviétiques. Pourtant, Anna, dont le célèbre recueil Requiem a fait d'elle la rare voix des opprimés, savait à quel point les gens avaient besoin de soutien moral dans leur lutte contre le fascisme.

Qu'est-ce que la guerre ? Qu'est-ce que la peste ? Nous savons qu'elles vont passer,

Le jugement est passé, nous en voyons la fin.

Mais lequel d'entre nous peut faire face à cette peur,

La terreur qui s'appelle la fuite du temps ?

La grande dame de la poésie russe savait mieux que quiconque poser les bonnes questions ouvertes.

Dans cet autre article, nous nous intéressions à l’apparition de la Russie et des Russes dans les romans d'écrivains étrangers.

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