La Russie définie en dix mots

Irina Baranova
Pourquoi est-il si important que les Russes s'entourent de beaucoup d'espace vide, tout en vivant toujours dans des appartements exigus? Qu'est-ce que la tristesse russe et pourquoi existe-t-il un mot spécial pour la désigner? Nous avons rassemblé les concepts fondamentaux du pays qui vous permettront de mieux comprendre la Russie et sa population.

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Prostor (простор)

Avec ses plus de 17 millions de kilomètres carrés, le plus grand pays du monde peut être décrit au mieux par le mot russe « prostor ». « Prostor » signifie « étendue, espace libre, sans contrainte ». Au cours de centaines d'années d'expansion territoriale, les Russes ont développé une relation particulière avec la terre : ils se sont habitués aux vastes distances comme partie intégrante du paysage, une preuve indirecte de leur puissance et de leur force (il fallait bien d'abord obtenir tout cela !). Le dicton « L'âme russe aime l’étendue » ainsi que des milliers de chansons et de poèmes sur l'immensité de la terre russe en sont la preuve. Le concept d'espace est profondément ancré dans le caractère national.

Il y a une autre signification du mot « prostor » : l'absence de toute restriction et contrainte. Ce n'est pas seulement une question de liberté territoriale, mais de liberté en tant que telle. Avez-vous vu ces folles vidéos de caméras embarquées en voiture, immortalisant la « conduite russe typique » ? D'une certaine manière, cela caractérise aussi le « prostor ». L'aversion pour les règles et les restrictions, même si elles sont justifiées, se situe quelque part dans la conscience de soi des Russes, à côté de l'aversion à faire semblant d'être tous des gens satisfaits juste parce que l'étiquette l'exige.

Panelka (панелька)

Néanmoins, malgré le prostor, nous vivons toujours dans des panelkas – des immeubles construits en panneaux de béton armé préfabriqués, avec leurs dimensions modestes, leurs plafonds bas, leur uniformité et leur très mauvaise insonorisation.

C’est dans la seconde moitié du XXe siècle que l’on a commencé à bâtir des panelkas dans toute l'Union soviétique, et ce, afin de résoudre rapidement les problèmes de logement : ces habitations des plus ascétiques, des plus simples et, surtout, des plus bon marché ont permis à des millions de personnes d'avoir un toit au-dessus de leur tête d'un seul coup. En conséquence, la moitié du pays s'est installée dans ce type d’édifices tous identiques, et les panelkas sont devenues une sorte d’agrafe unissant tous les Russes – peu importe où vous vous trouviez, dans l'Oural, à Moscou ou à Vladivostok, les immeubles en panneaux étaient les mêmes partout. Au fil du temps, les sombres panelkas de Russie sont devenues synonymes de la dépression post-soviétique et, en même temps, font partie du code culturel des Russes. Ce n'est pas pour rien qu’aucune bonne simulation informatique de la Russie ne peut se passer de panelkas dans son décor.

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Toska (тоска)

Le mot intraduisible « toska » pourrait être décrit comme une « douleur émotionnelle », une sorte de mélancolie particulière, ou « tristesse russe », mais aucun de ces mots n’en saisit pleinement l'essence. Vladimir Nabokov a écrit à propos de la toska : « Aucun nom anglais ne véhicule toutes les nuances du mot. À son niveau le plus profond et le plus pénible, il s'agit d'un sentiment de souffrance mentale suprême, souvent sans raison explicable. [...] Dans des cas concrets, cela signifie le désir de quelqu'un ou de quelque chose, la nostalgie, la souffrance amoureuse. À un niveau inférieur, cela désigne l’abattement, l'ennui ».    

Étymologiquement, la toska vient de la racine proto-slave « tѕka ». En vieux slave oriental, cela signifiait « serrement, chagrin, deuil, anxiété ». En tchèque, par exemple, il existe un mot apparenté, « teskný », qui vient de la même racine proto-slave et signifie « craintif, hésitant », ce qui n'a déjà plus rien de commun avec la toska russe.

Ainsi, en réfléchissant à la signification de ce mot, les Russes arrivent à la conclusion que la toska fait partie de l'identité russe. C'est un sentiment unique associé en même temps au contexte historique complexe de la nation, aux nombreuses pertes et aux conditions climatiques difficiles. La croyance populaire veut que la toska ait une couleur verte, et l'expression « toska verte » signifie le degré maximum de ce sentiment.

Blagodat’ (благодать)

Le mot est composé de deux racines, « blago » (« bien ») et « dat’ » (« donner »), et est l'un des concepts clés de la théologie chrétienne. « Blagodat’ » ne signifie rien de moins qu'un don de Dieu, la miséricorde de Dieu, sans aucun mérite de la part de l'homme. Mais aujourd'hui, peu de gens s'en souviennent, car le mot est plus souvent utilisé dans un sens différent.

La blagodat’ est un antipode russe particulier de la toska. C'est un état de contentement, la paix absolue de l'esprit ou l'état de la nature et de son environnement, qui fait qu'une personne éprouve ce sentiment. La blagodat’ est la plus proche de la béatitude, mais avec une touche russe particulière. Par exemple, il est possible de connaître la blagodat’ en contemplant le prostor russe, ou en se reposant après être allé au bania, mais certainement pas après une dure journée de travail ou une séance de shopping, aussi réussie soit-elle. C'est une expérience spirituelle multipliée par un lien profond avec la terre et la culture russe.

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Babouchka (бабушка)

En Russie, bien que ce mot désigne précisément les grands-mères, on l’utilise également pour qualifier toutes les femmes âgées.

Toutefois, la notion de babouchka est encore beaucoup plus large que cela. Cela implique un certain modèle de comportement. Grâce à ce dernier, les grands-mères russes sont depuis longtemps devenues un mème mondial. Par exemple, elles sont loin des charmantes vieilles dames qui apparaissent dans l'esprit de chacun à la mention de ce mot. En Russie, une babouchka est plutôt un ouragan imprévisible en jupe, qu'il vaut mieux ne pas mettre en colère, avec lequel il est contre-indiqué de se disputer et qui est capable de transformer un quarantenaire barbu en un garçon honteux presque en un claquement de doigts. Personne ne sait comment elles le font, mais en Russie, les babouchkas sont respectées, aimées et admirées, entre autres choses, pour cela. 

Blin (блин)

C'est l'un des plus anciens plats à base de pâte liquide de la cuisine russe. Dès l’époque païenne, au IXe siècle, les crêpes étaient cuites au four, et à l'origine elles étaient un met rituel pour les funérailles. Puis, sous ce couvert, la crêpe est passée à la semaine de la Maslenitsa (fête païenne célébrant la fin de l'hiver), et après cela, elle n'a plus été associée au monde souterrain, et est devenue un symbole du Soleil – pour sa forme ronde et sa couleur dorée.

La crêpe russe épaisse est devenue si populaire que les gens ont commencé à la manger les autres jours de l'année. Elle s'est introduite dans la culture de masse et, des siècles plus tard, est devenue... l'euphémisme russe le plus populaire pour un juron. Si vous entendez quelqu'un s'exclamer « Blin ! » irrité ou agacé, ce n'est pas à cause de la nourriture. Le « blin » en tant qu'interjection, selon les linguistes, est apparu dans le lexique des Russes assez récemment – dans les années 1960 – mais il est tellement ancré dans le discours familier russe qu'il est difficile de l'imaginer sans lui. Il peut alors être comparé aux français « mince, flûte, zut ».

Pravda (правда)

La « pravda » pourrait littéralement être traduite en français par « vérité », mais la pravda russe et la vérité sont en réalité deux concepts différents. La pravda dans la culture russe est à la fois une sorte de vérité, une demande de justice commune et de normes de haute moralité. De nombreux ouvrages philosophiques ont été consacrés à l’analyse de cette notion.

De plus, cette pravda, chez les Russes, n'égale jamais la réalité objective. Il existe même une expression populaire, « À chacun sa pravda », qui révèle au mieux sa principale propriété : la pravda est subjective, c'est un paradigme spirituel, et comme chaque personne est unique, chaque pravda l’est aussi.

Pour les Russes, la pravda peut souvent être encore plus importante que les lois. Dans l'un des principaux films des années 90, Le Frère 2 d'Alexeï Balabanov, le personnage principal, Danila Bagrov, un charmant Russe ayant décidé de résoudre une injustice en Amérique (bien sûr, par des moyens illégaux), prononce l'une des phrases les plus citées du cinéma russe : « Dis-moi, Américain, qu'est-ce que la force ? Je pense que la force réside dans la pravda ». D'ailleurs, le principal journal de propagande de l'URSS s'appelait aussi Pravda.

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Soudba (судьба)

Les Russes croient en la soudba (destin, fortune), c'est pourquoi ils utilisent souvent ce mot comme synonyme de vie. En général, l'idée de la prédétermination du chemin de la vie s'est si bien prêtée à l'aversion des Russes pour l'obéissance aux règles et la limitation de soi qu'elle est devenue, à un moment donné, une couverture universelle. Si un Russe ne veut pas prendre une décision, reconnaître les conséquences futures ou évaluer les risques de manière raisonnable, il est tenu de mentionner le destin. « Il n'y a pas d'échappatoire au destin » est une expression populaire qui absout une personne de toute responsabilité. C'est la racine du fameux fatalisme russe : pourquoi entreprendre quoi que ce soit si tout est déjà décidé ?

Kalach (калаш)

Quand on pense à la Russie, on a souvent les mêmes associations : un hiver froid, des ours, de la vodka, une chapka avec des oreillettes, de belles femmes et une kalachnikov (ou simplement une « kalach »). Le célèbre AK-47 est toujours l'un des symboles les plus reconnaissables de la Russie, connu dans tous les coins du monde. Dans certains pays, elle est même placée sur les drapeaux officiels comme symbole de la lutte pour la liberté et l'indépendance. Cependant, la Kalachnikov est plutôt un symbole d'exportation. Et pourtant, elle est comme la chair de la chair des Russes, presque un trésor national.  

Doukh (дух)

Il s’agit de la pierre angulaire philosophique de la littérature russe et de la culture en général. Selon les croyances religieuses, le doukh (esprit) est une essence immortelle, proche de l'âme.

Néanmoins, la différence est que l'esprit implique une force morale intérieure et une certaine vision du monde. La « mystérieuse âme russe » est justement ce même « doukh russe » au sens où les Russes renferment un bouquet inextricable de caractéristiques qui leurs sont propres.

En outre, le doukh est étroitement lié à la spiritualité – le désir de réflexion sur soi et la primauté des intérêts moraux sur les intérêts matériels.

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