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« J’ai chez moi des bougies achetées. Mon petit-fils est arrivé : "Mamie, donne-nous-en, on va parler avec Tsoï [le célèbre rockeur Viktor Tsoï]". […] Je réponds : "Demandez-lui… jusqu’à quel âge je vais vivre". Ils ont demandé à Tsoï. Jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, voilà. J’en ai 82, je vivrai encore trois ans ». Cette histoire de la paysanne Olga Nikitina de la région de Vologda (née en 1924) a été enregistrée en 2006 par les ethnographes Andreï Toporkov et Anastasia Aïdakova.
« L’invocation d’esprits par les enfants » est un phénomène apparu dans le pays au XXème siècle. Les premières « invocations », selon les souvenirs, se réfèrent aux années 1940, et dans les années 1960-1970, elles se sont répandues dans toute l’URSS. Le père de la Moscovite Anna, qui a travaillé à l’Université de Constantine (Algérie) dans les années 1980, se souvient que le jeu de « l’invocation du diable » était connu de tous les enfants soviétiques présents là-bas avec leurs parents pour leur travail diplomatique ou scientifique.
« Les parents travaillaient à l’université ensemble et nous, de la même manière, on jouait ensemble – les Russes, les Arméniens, les Moldaves etc. Évidemment, tout le monde était russophone et chacun amenait ses histoires d’horreur, ses anecdotes et rituels effrayants après ses vacances d’été dans l’Union [Soviétique]. Et le diable était très populaire parmi nous », raconte Anna.
Les « invocations » ont pu apparaître dans le peuple comme une réaction à l’interdiction des pratiques « mystiques » traditionnelles. Dans la conscience d’un homme soviétique, les séances de voyance « pour le fiancé », la nuit de Koupala, devaient servir de vestiges du passé, à l’instar des rituels de l’Église orthodoxe. Cependant, à la place, les « invocations » se sont répandues chez les adolescents soviétiques. Les enfants, eux, les appelaient souvent « voyances », utilisant ces deux termes comme synonymes. « On faisait de la voyance la nuit, tous ensemble, quand on invoquait la Dame de pique. Elle est apparue, et nous avons jeté un drap sur le miroir pour qu’elle parte plus vite. Elle était effrayante », racontait Olia, 11 ans, à la chercheuse Natalia Ourvantseva.
Qui est-ce que l’on invoquait ? Le spectre de ces créatures était assez large. Comme l’écrit Ourvantseva, « ce qui influe aujourd’hui sur le folklore des enfants est le folklore, la littérature, les médias, la culture des médias de masse ». De Pouchkine à son personnage « La Dame de pique », les invocations se sont étendues à bien des êtres. Parmi eux – le domovoï (esprit du foyer dans le folklore russe), Cendrillon, La petite sirène, Le petit chaperon rouge, Karlsson, Baba Yaga, mais aussi d’autres figures historiques – Catherine II, Napoléon, Lénine, Staline, des poètes et écrivains – Gogol, Lermontov, Essénine, Maïakovski, Dostoïevski. Dans les années 1990, l’on « invoquait » Tsoï et même le populaire animateur télé Vlad Listiev, mort de la main d’un assassin.
Deux des personnages les plus populaires pour ces « invocations » étaient le Gnome des jurons et la Mémé des jurons. Les enfants se racontaient entre eux, que s’ils réussissaient à invoquer ces créatures, alors elles courraient dans la pièce et diraient des gros mots. La volonté des enfants de se rapprocher de la culture interdite, celle des adultes, qui ne se passait pas du langage grossier – est ici évidente.
Il existe une multitude de moyens « d’invocation », mais tous ont des points communs. Comme l’écrit Ourvantseva, « par mesure de sécurité les voyants devaient respecter certaines relations de politesse avec le monde de l’au-delà, qui se forment à partir de certaines règles de conduite et d’interdits ».
Les conditions spéciales d’invocation étaient :
L’heure et l'endroit, qui soulignaient le « ritualisme » : les enfants se réunissaient pour leurs « invocations » la nuit, en secret des adultes, au temps « interdit ». S’ils se réunissaient le jour, alors ils s’enfermaient dans une pièce, fermaient les rideaux, créant une atmosphère « mystique ».
Certains interdits étaient respectés lors des « invocations » : par exemple, lors de l’invocation de la Dame de pique – il était interdit de parler. Il y en avait d’autres : interdiction de rigoler, d’allumer la lumière, de bouger et ainsi de suite.
Il y avait énormément de manières d’invocation.
Les invocations par le miroir. Pour invoquer Cendrillon, l’on dessinait sur le miroir une échelle, et la chaussure de Cendrillon en bas, au rouge à lèvres. Pour l’invocation de la Dame de pique, l’on dessinait une maison de laquelle elle « sortait ». Si, après « l’appel » (« Dame de pique, viens ! »), des « ondulations » ou des « tâches de lumière » apparaissaient sur le miroir, alors on considérait que le personnage était « apparu ». Une autre méthode : comme dans les voyances sacrées, l’on mettait deux miroirs l’un devant l’autre sur la table, et des bougies entre eux, et, en invoquant le personnage, l’on essayait de regarder entre les miroirs.
Les invocations à l’aide d’une aiguille et d'une feuille de papier. Sur une feuille de papier, l’on traçait un cercle avec des chiffres, des lettres et les mots « oui » et « non ». Au centre, l’on dessinait un diable, l’on enfonçait la pointe d’une aiguille avec un fil dans son nombril (ou dans son cœur) de sorte à ce que l’aiguille se balade librement sur le fil. Ensuite, les enfants « invoquaient » le diable, et, en secouant l’aiguille, « l’aidaient » à répondre aux questions posées.
L’invocation à l’aide d’une assiette avec un point, posée dans un cercle de chiffres et de lettres. Les enfants appuient avec le bout des doigts sur les bords de l’assiette, et elle se met à tourner. Cette méthode a été empruntée aux séances de spiritisme qui étaient très populaires en Russie à la fin du XIXème – début du XXème siècle comme un jeu mondain.
Les invocations à l’aide de friandises – « des repas de rituel ». Dans de nombreux cas, les enfants proposaient aux « esprits » des gourmandises pour les « attirer ». « On fait de la voyance la nuit, dans une pièce sombre. On place un bout de chocolat sur le miroir et répète trois fois la phrase suivante : "Gnome, gnome, montre-toi !". Le gnome apparaîtra. S’il est rouge, alors on souhaite un bon vœu, et s’il est noir, alors il est méchant », racontait Sveta de Kondopoga, âgée de 10 ans.
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À part le fait que les « invocations » sont un jeu amusant et terrifiant, leur but, surtout chez les enfants plus grands – de 11-12 ans – était de savoir réellement ce qui les attend dans le futur. Beaucoup d’enfants étaient déjà assez grands pour comprendre que les « invocations » était un jeu au spiritisme, que l’aiguille était secouée par l’enfant qui la tient, et que le drap était lancé de peur sur le miroir avant que l’on n’y voit quoi que ce soit. Certains enfants jouaient le jeu consciemment, en faisant croire aux autres que le « gnome » ou « Tsoï » était bel et bien apparu.
« On invoquait le gnome. Il fallait prononcer des incantations, à cause desquelles l’eau du robinet devait commencer à couler toute seule, et ça voulait dire que le “gnome est arrivé”, se souvient Veronika de Samara. Et voilà que moi et ma copine nous sommes enfermées dans la salle de bain sombre et avons commencé à lire ces incantations, et moi j’ai discrètement ouvert le robinet, et l’eau s’est déversée. Ma copine a eu si peur qu'elle s’est enfuie en pleurs. Après, j’avais très honte ».
Et pourtant les enfants continuaient à prendre part aux « invocations », jusqu’à ce que, après de nombreux échecs, ils ne s’en déçoivent complètement. Toutefois, quelque chose de similaire aux « invocations » est resté dans le folklore étudiant – quand ils « invoquent » la khaliava (ce qui est obtenu gratuitement, sans efforts) avant leurs examens, en tendant leurs carnets de notes aux fenêtres, la nuit. Et dans la communauté anglophone, le « jeu spirituel » de la place ouija, semblable dans le principe à la voyance avec l’assiette, reste encore très populaire.
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