Mal dans leur corps initial: comment vivent les transgenres de Russie?

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Il y a encore une décennie, ils étaient un groupe «invisible» dans ce pays – on ignorait totalement leur nombre, tandis que leur mode de vie et leur volonté passaient eux aussi inaperçus. Les transgenres s’efforçaient alors de rester discrets. Mais ces derniers temps, des scandales les impliquant ont fait surface. Dans leurs commentaires à RBTH plusieurs transgenres ont évoqué ce qu’ils pensent de leur vie en Russie.

Lorsqu’à l’âge de huit ans Ivan et sa famille ont quitté son village natal, il a obtenu une chance, bien que minime, de rencontrer des gens comme lui. Quels gens ? Il l’ignorait alors. Tout au long de son enfance, il a eu le sentiment que quelque chose n’allait pas avec son corps, sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait.

La famille a déménagé à Tchita, cette ville de taille moyenne située non loin de la frontière avec la Mongolie (4 738 km de Moscou). Âgé de 19 ans, Ivan a cru qu’il était homosexuel - les jeunes femmes n’attiraient point son attention, contrairement à leur univers, avec ses vêtements, cosmétiques, sa fragilité et sa douceur. II a donc frappé à la porte de la communauté locale LGBT et c’est là qu’on lui a demandé un jour de quel genre il était. Ne trouvant pas de réponse, il est rentré chez lui chercher la réponse sur la Toile.

Ivan

Peu après, il a quitté la maison parentale et, déjà à l’âge de 23 ans, a entamé un traitement hormonal afin de devenir une femme. À son actif, il compte une tentative ratée de mettre fin à ses jours et un traitement dans un dispensaire psycho-neurologique. Aujourd’hui, il a 24 ans et seule sa sœur est au courant de ce qui se passe avec lui. « Je pense que mes parents devinent, bien qu’ils n’aient jamais posé de questions », relate Ivan, jeune au visage pâle et étroit. Son crane est rasé, il lui est ainsi plus facile de porter des perruques.

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Les premières transformations sont déjà visibles, si bien qu’il s’enveloppe dans des vêtements larges lorsqu’il se rend chez ses parents. D’ailleurs, il espère qu’ils n’apprendront jamais la vérité. « Je les connais, ils me renieront et je ne veux pas les perdre. Que tout continue comme avant », explique-t-il avant d’évoquer son « projet de disparition ». Il compte déménager dans une autre ville, se faire opérer, changer de nom et démarrer une nouvelle vie. Pour lui, il est plus facile de disparaitre que de faire son coming-out. La seule chose qui lui manque pour passer à la réalisation de ses projets est l’argent. Il est persuadé que dans son histoire il n’y a rien de nouveau - un sort similaire est vécu par tous ceux qui résident dans des villes provinciales modestes de Russie - « leur corps les a trahis, il ne leur appartient pas ».

Pure biologie

« En fait, mon histoire est absolument différente. Bien que moi aussi j’ai dû traverser plusieurs épreuves. Imaginez-vous ce que c’est d’expliquer à sa mère et aux autres que tu vis dans un autre corps ? », dit Victoria, 22 ans. Officiellement, elle est encore un homme (elle refuse de prononcer le nom masculin qui lui a été attribué à la naissance) et physiquement elle l’est aussi - elle n’est pas encore passée par la chirurgie de réattribution sexuelle. Cela n’empêche pourtant pas que, dans son armoire, il n’y ait que des robes et des jupes depuis voilà 4 ans.

Victoria

Victoria vit à Kaliningrad, cette ville exclavée comptant 460 000 habitants. On considère que ceux qui vivent à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ont plus de chance - dans les deux capitales il existe une communauté se serrant le coudes. Toutefois, Victoria n’est point solitaire - elle a des amis, sa famille ne l’a pas rejetée et elle a vécu une relation durable avec un homme. Pour le moment, elle n’a fait qu’agrandir sa poitrine, qui a commencé à pousser pendant son adolescence - c’est ce qui la distingue de la plupart des transgenres. Victoria est persuadée qu’elle a eu de la chance :

« À 14 ans j’avais déjà réalisé que j’étais une fille et que je ne voulais ni ne pouvais vivre autrement, et ne le ferai pas. En outre, quelque chose clochait au niveau physique - pendant que la voix de mes camarades de classe commençait à muer, rien de tel ne se passait avec moi », explique-t-elle.

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« Papa n’a jamais vécu avec nous, mais maman n’a pas abandonné ses tentatives de faire de moi +un garçon normal+. Elle m’envoyait à des cours de taekwondo et de boxe. Elle m’emmenait chez le coiffeur pour qu’il coupe mes cheveux. Jusqu’à l’âge de 16 ans, c’est elle qui m’achetait tous mes vêtements. Masculins, bien évidemment. Elle me disait que je serai +brimée à l’école+. Et elle avait raison. Mais à chaque occasion, je lui disais : +Maman, regarde-moi+ », se souvient Victoria.

Les médecins ont constaté que son corps produisait plus d’hormones féminines que masculines, si bien qu’aucune thérapie hormonale ne lui est nécessaire. Une fois le collège terminé, elle a jeté tous ses vêtements pour en porter désormais des féminins.

« C’est sans aucun souci que j’ai intégré la société et ce, car je ne suis pas de traitement. Je n’ai aucun problème psychologique. D’autres connaissent des crises, ils sont tous des suicidaires potentiels parce qu’ils consomment des médicaments par paquets. C’est pour cela qu’ils perdent la raison », juge-t-elle. Mais les transgenres perdent aussi la raison car ils font partie d’un groupe qui compte parmi les plus « invisibles », dont les droits sont limités.

« Je suis un corbeau blanc. Je n’ai pas d’amis, je n’ai pas de relations et personne ne compte rendre ma vie plus facile », explique Ivan.

Peste ou beauté?

La Russie applique la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et jusqu’en juin 2018, cette dernière inscrivait la transidentité, ou le transsexualisme, sur la liste de troubles mentaux. Dans sa nouvelle version de la classification, l’OMS l’en a retirée, ce qui ne signifie pas pour autant la fin du cercle vicieux.

La réassignation sexuelle ne peut être pratiquée sans le feu vert d’une commission médicale comptant parmi ses membres un psychiatre, un sexologue et un psychologue. Pour passer devant eux, il faut d’abord être suivi pendant un période allant de 8 mois à 2 ans. Si la personne n’exprime pas sa transsexualité d’une façon convaincante, l’opération lui est refusée, ce qui rend impossible tout changement de papiers et de nom.

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Toutefois, certains transgenres n’ont aucunement besoin d’intervention chirurgicale pour se sentir à l’aise. Ceci donne cependant lieu à des excès, comme dans le cas où on tente d’envoyer une femme transgenre dans une colonie pénitentiaire pour hommes (car ses documents indiquent qu’elle en est un). Ou encore lorsque l’on est amené à présenter une pièce d’identité avec une photo de femme et un nom masculin (ou l’inverse) à la clinique, à la douane, lors de voyages ou à un nouvel emploi. Ce dernier point est un véritable défi en soi !

« J’ai essayé de trouver un poste de serveuse, de vendeuse, de femme de bonne, dans des clubs. Tout allait bien jusqu’au moment où je présentais mes papiers. La meilleure chose qu’on te dit : +Nous avons déjà trouvé une autre personne+ ou +On vous rappellera+. Mais on m’a également lancé : +Vous êtes un homme, pourquoi vous torturez-vous ? Pourquoi gâchez-vous notre société ? Pourquoi avoir une telle apparence ?+. Je suis visagiste autodidacte, je travaillais à domicile. Pour le moment je suis au chômage », avoue Victoria. Elle considère que les emplois lui sont refusés par risque de nuire à la réputation de l'entreprise. « Les gens ne sont pas tolérants. Ils ne sont pas à l’aise lorsque des gens comme nous sont à côté. Ils ont peur pour leur réputation ».

Quant à Ivan, il travaille comme styliste dans un salon. Il souligne que le domaine de la beauté est pratiquement le seul dont les portes ne sont pas fermées devant les transgenres. Mais les revenus ne sont pas suffisants pour couvrir les dépenses nécessaires au changement de sexe. « La vaginoplastie à elle seule coûte près de 500 000 roubles (près de 6 800 euros) ». En quête d’argent, nombreux sont ceux qui optent pour la prostitution, c’est « comme une peste », juge-t-il.

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« On peut les comprendre. Pas de travail, pas d’argent, pas de famille et rien à perdre. Ils songent à l’opération et mettent de l’argent de côté. Je ne sais pas pourquoi ils ne comprennent pas que personne n’aura besoin d’eux après ».

Ce corps qui n’est pas le tien

Victoria

Lorsque Victoria a trouvé son amour, elle lui a caché la vérité pendant un mois. Quant à lui, il n’a rien soupçonné. « Je devais lui dire. Aucun contact n’avait eu lieu à l’époque, mais je n’étais même pas opérée », se souvient-elle. Elle a fini par avouer, provoquant une crise de nerfs chez son bien-aimé. « Ça lui a fait du mal. Son état émotionnel était tel, que j’ai eu peur qu’il se fasse quelque chose de grave », poursuit-elle son témoignage. Il s’est toutefois remis après le choc et ils sont restés ensemble encore un an et demi.

Mais les pièces d’identité « controversées » sont loin d’être le pire calvaire pour les transgenres.

En mai, un scandale très médiatisé a éclaté : la justice a décidé de retirer ses deux enfants adoptifs à la Russe Ioulia Savinovskikh suite à sa mastectomie (enlèvement chirurgical des seins). Elle animait un blog dans lequel elle faisait part de ses préparatifs pour un changement de sexe. En juillet, la campagne #трансфобиянепройдет (#latransphobienepasserapas) a été lancée sur Facebook après qu’une jeune femme transgenre s’est vu refuser l’entrée dans un club et qualifiée de « monstre ».

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Le plus difficile est d’évoluer dans une société où même un enfant peut venir et qualifier un transgenre de « pédé » sans que personne ne lui dise rien, affirme Ivan. Avis que rejoint Victoria. Elle soutient que c’est une société où chacun cherche à pénétrer à l’intérieur de ton âme, sous ta jupe, dans ta tête et à te donner des leçons. « Demandez-moi ce que je ressens alors ? », dit-elle avant d’ajouter :

« Je ne comprends pas cette logique. Il y a des auteurs de viols, des hommes qui frappent des femmes, il y a des assassins. Traitez-les de cette manière. En quoi sommes-nous pires ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ? Les gens considèrent que c’est un caprice. Comme si nous nous en étions persuadés et que nous en souffrions. Comment expliquer à l’autre que tu ne peux pas vivre différemment. Tu ne peux pas vivre dans le corps dans lequel tu es né, car ce n’est pas ton corps. Tu n’as pas le choix ».

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