Que faisaient les nains et les bouffons à la cour des tsars russes?

Alexandre Litovtchenko/Musée Russe
Les nains et bouffons ne divertissaient pas seulement les rois européens. Ils étaient également populaires à la cour des tsars et des empereurs russes, avant de disparaître au milieu du XVIIIe siècle. Revenons sur cette époque où ils distrayaient encore les souverains russes.

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Lors du mariage d'Anna, fille de Pierre le Grand, avec le duc Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp en 1725, les invités ont été divertis par des nains.

« Du pâté placé sur la table de la mariée, a écrit le noble Friedrich Bergholtz, avec une agilité extraordinaire a sauté un très petit et beau nain en costume de courrier, qui tenait une bouteille et un verre dans ses mains pour boire à la santé de la mariée ; d'un autre pâté, qui se tenait sur la table de son altesse royale le marié, sortit en même temps une jolie naine habillée en bergère, qui, après de profondes révérences à toute l’assistance, dansa tout autour du pâté ».

D’où venaient, dans la puissance européenne qu’était la Russie en 1725, de tels divertissements immédiatement après la mort de Pierre le Grand ? C’est le premier empereur de Russie lui-même, qui dans son enfance avait eu des nains de chambre, qui en fut l’initiateur. Avant le règne de Pierre, il y avait aussi divers bouffons à la cour des tsars de Moscou, et souvent ils devaient endurer des humiliations bien pires que de sauter d'un gâteau…

Bouffons et fols-en-Christ

Ivan le Terrible montre ses trésors à l'ambassadeur anglais Jerome Horsey. L'un des bouffons d'Ivan est représenté dans le coin inférieur gauche.

Les bouffons de cour sont apparus en Russie sous Ivan le Terrible. Il est possible que le premier tsar russe ait tenté d'imiter Henri VIII (1491-1547), à la cour duquel vivaient les bouffons Will (Sommers) et Jane, représentés avec le monarque sur son portrait de cérémonie. Sommers était une personne importante à la cour : il pouvait s'adresser directement au roi, le mettant en garde en plaisantant contre des dépenses déraisonnables et des actions à l’emporte-pièce. Par la suite, il assista même au couronnement d'Élisabeth Ire d'Angleterre. Dans le tsarat de Moscou, les bouffons n'ont jamais joué un tel rôle - ce dernier était réservé aux iourodivy (fols-en-Christ).

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Le bienheureux Basile (en l’honneur duquel est appelée la célèbre cathédrale sur la place Rouge) aurait parfaitement pu affubler le redoutable tsar du nom comique d’« Ivachka », et en retour le tsar n’aurait pas ordonné l'exécution de l’illuminé – s’il y avait effectivement beaucoup de personnes atteintes de maladies mentales parmi les fols-en-Christ, on croyait que le Seigneur parlait à travers leur bouche. Les bouffons étaient des gens assez mondains, qui menaient leur vie en dehors de leur « profession ». Un bouffon, sous Ivan le Terrible, pouvait très bien cacher un prince issu de la lignée des Riourikides réduit à cette position humiliante à des fins politiques.

Henri VIII et sa famille par un artiste inconnu. L'homme à droite est le bouffon Will Sommers et il a été suggéré que la femme à gauche est le bouffon Jane Foole.

Le prince Iossif Fiodorovitch Gvozdev-Rostovski a d'abord servi dans les troupes du tsar, mais a ensuite été « rétrogradé » au rôle de bouffon et est devenu connu sous le nom d'Ossip Gvozd. Le grand historien Karamzine rapporte que « mécontent d'une plaisanterie quelconque, le tsar lui a versé dessus un bol de soupe aux choux brûlante. Le malheureux comique a crié, a voulu courir : Ivan l'a poignardé avec un couteau. Le médecin n’a pu que constater la mort de Gvozdev. Le tsar a fait un geste [dédaigneux] de la main, il a traité le bouffon mort de chien et a continué à s'amuser ». Dans ce cas, le tsar Ivan a bien sûr commis un assassinat politique - on sait qu'il a liquidé de nombreux princes et boyards qui n'étaient pas d'accord avec sa politique. Il a coupé l'oreille de l'un d’eux, et a percé la jambe d’un autre avec la pointe d'un bâton. Ni les fols-en-Christ, ni les bouffons ordinaires n'étaient habituellement traités de la sorte.

À la cour d'Ivan le Terrible, le tsar et ses hôtes étaient divertis par des skoromokhs - des artistes issus de l'époque païenne, que l'Église orthodoxe voyait d’un très mauvais œil. Ces troubadours portaient des robes et des masques comiques, réalisaient des scènes amusantes, avaient des ours savants, jouant des cymbales, des tambourins, des domras, des cornemuses et de la harpe. Comme l'a écrit Samuel Collins, le médecin du tsar Alexis Ier, « prenez quelques hiboux, quelques étourneaux, un ou deux loups affamés, sept cochons, le même nombre de chats avec leurs épouses et faites-les chanter » - c'est ainsi que les instruments des skoromokhs sonnaient à l'oreille d'un Européen.

Will Sommers par Francis Delaram, 1615–1624

Cependant, au XVIIe siècle, il ne restait des skoromokhs que leur musique : les premiers Romanov étaient des tsars pieux qui n'autorisaient pas les danses et les masques. Seuls les musiciens restèrent à la cour : au palais, lors des fêtes sous Michel Ier « ils jouaient toute la journée et jusqu'au soir, ils soufflaient dans des sourns [flûtes spéciales] et des trompettes en battant des nakras [des sortes de timbales] ». Sous les tsars Michel et Alexis, dans la partie masculine des palais, où des invités étrangers étaient souvent reçus, des musiciens européens sont également apparus - par exemple, des organistes. Mais dans les profondeurs de la demeure tsariste, nains et autres individus au physique sortant de l'ordinaire ont continué à vivre tout au long du XVIIe siècle.

Pierre le Grand et sa passion pour les « karl »

Le mariage des nains sous Pierre le Grand

Même dans la Russie de Pierre, les nains ont continué à vivre aux côtés de la noblesse et des tsars russes - en tant que « jouets vivants », aussi cruel que cela puisse paraître. La Peinture des karls à Moscou, réalisée en 1710, montre que les tsarines Prascovia Saltykova (épouse d'Ivan V) et Martha Apraxina (épouse de Fédor III) avaient deux nains. De plus, des nains vivaient auprès des familles Cheïn, Saltykov, Prozorovski, Khovanski, Apraxine, Narychkine – et chez tous les représentants de l'ancienne noblesse de Moscou. Au total, il y avait 34 nains domestiques à Moscou en 1710.

Le jeune prince Pierre avait lui aussi des nains qui, pendant les premières années de sa vie, ont été élevés dans les anciennes traditions de Moscou. Les nains formaient la première « suite » du petit prince. Quand il a grandi, ils sont devenus les premiers soldats de son armée-jouet, d'où sont ensuite nés les régiments Izmaïlovski et Preobrajenski. Même lors des manœuvres déjà assez sérieuses de Kojoukhov en 1694, une compagnie de 25 nains était impliquée.

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Lorsque Pierre a eu 9 ans, son frère aîné Fédor III lui a offert le bouffon Komar (Iakim Volkov), qui plus tard, selon la légende, a sauvé le tsar lors de la révolte des Streltsy. On sait avec certitude qu'en novembre 1710, le tsar organisa un mariage de nains - Komar fut marié à la naine de la tsarine Prascovia Saltykova. Peu de temps avant les noces, Pierre a publié un décret spécial : « Karl (nain, mot emprunté au polonais karlik, ndlr) de sexe féminin et masculin... après avoir rassemblé tout le monde, envoyez-les de Moscou à Saint-Pétersbourg ». Il a également été ordonné de confectionner des habits de nains pour tout le monde : « Des caftans et camisoles élégants, colorés, avec galons d'or et boutons de cuivre doré, des épées et des ceintures d'épée, et des chapeaux ; des bas, et des chaussures allemandes ; pour le sexe féminin, des habits allemands supérieurs et inférieurs […] et toute sorte de bonne tenue décente » - le tsar a ainsi réuni des invités pour un mariage « miniature ».

Le jour dit, le couple s'est marié selon le rite orthodoxe. Le tsar lui-même, plusieurs ministres et boyards, ainsi qu'un cortège imposant de 72 nains et naines, tous sur leur 31, ont pris part à la procession solennelle vers l'église. Quand ils sont rentrés chez eux pour fêter l'événement, « les jeunes et le reste de la compagnie des nains, élégamment et richement vêtus à l’allemande, occupaient plusieurs petites tables au milieu de la salle », et le « grand » Pierre et ses invités s'assirent le long les murs pour voir tout ce qui se passait – un repas, des danses, puis un combat de nains. Aussi cruel que cela puisse paraître maintenant, pour les invités de Pierre, y compris l'envoyé étranger Just Juel, il n'y avait rien d'inhabituel dans ce qui se passait : « Quels sauts, bouffonneries et grimaces il y avait ici, vous ne pourriez l’imaginer !, s'écria l'envoyé danois. Tous les invités, en particulier le tsar, n’en pouvaient plus d’amusement et, regardant les galipettes et les bouffonneries de ces 72 laids, riaient à en tomber par terre ».

Ce n'était pas le seul mariage factice organisé par Pierre. En 1695, il maria le bouffon Iakov Tourgueniev. Le mariage a été suivi par de vrais boyards, des okolnitchy (titre à la cour russe), et de hauts fonctionnaires. Les nains montaient « sur des taureaux, sur des chèvres, sur des cochons et sur des chiens ; ils étaient drôles, accoutrés qu’ils étaient avec des chapeaux de raphia, des caftans teints, déguisés avec des pattes de chat, des queues d'écureuil, des bottes de paille, des mitaines de souris, et des chapeaux de paille ».

À travers ces tenues, on remarque que le principal organisateur du mariage - le tsar Pierre - avait parfaitement compris la culture comique russe et beaucoup emprunté aux rites des Sviatki. Les Sviatki sont une fête païenne russe marquant le passage d'une année à l'autre, qui commençait à être célébrée après le solstice d'hiver. Les jeux liés à cette fête parodiaient traditionnellement les rites de passage comme les mariages et les funérailles. Or, le tsar Pierre a justement également organisé des funérailles de nains.

Bouffons à la cour de l'impératrice Anna Ioannovna

Le 1er février 1724, les funérailles du bouffon Komar (Volkov), dont le mariage avait été célébré en 1710, ont eu lieu. Le service funèbre a été servi par « un petit prêtre, qui de tous les prêtres locaux a été délibérément choisi pour cette procession en raison de sa petite taille ». Le défunt lui-même a été transporté dans un petit cercueil sur un petit traîneau attelé à des poneys, qui étaient conduits par des garçons de familles nobles - des pages de la cour. Dans le cortège funèbre, il y avait des rangées de nains et de naines, menés par des nains « maréchaux » avec de grandes baguettes plus hautes que leur taille. Par contraste, des deux côtés du cortège « d'énormes soldats de la garde, au moins 50 personnes, se déplaçaient avec des torches » ainsi que « quatre énormes haïdoukde la cour en costumes noirs et tenant eux aussi des torches ». Le tsar lui-même a également participé à la procession avec le prince Menchikov, mais ils n'étaient pas en tenue de deuil - Pierre, encore une fois, y voyait un divertissement : par exemple, il a lui-même jeté des nains dans d'énormes traîneaux qui devaient les emmener aux funérailles de Komar.

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Ce fut la dernière parodie de cérémonie à laquelle Pierre prit part. Après sa mort, sous les dirigeants suivants, et en particulier sous Anna Ioannovna, qui avait également été élevée dans les traditions moscovites, des nains et des bouffons se trouvaient encore à la cour. C'est sous Anna Ioannovna qu'a eu lieu le mariage des bouffons Golitsyne et Boujeninova, au cours duquel les jeunes mariés étaient censés passer la nuit dans une maison de glace. Après le règne d'Anna, les bouffons de l'Empire russe sont devenus une relique du passé.

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