Des flacons ornés de lourdes grappes aux formes fantaisistes, d’élégants emballages pour savon, de raffinés articles de toilette… À l’exposition organisée au domaine moscovite de Lioublino, sont présentés, sous vitres, des témoins muets de l’essor de la parfumerie et de la savonnerie en Russie tsariste.
« À cette époque, le pays s’enorgueillissait non pas de sa parfumerie, mais de sa pharmaceutique, ou de ce que l’on appelle les "boutiques vertes", mais aussi, bien entendu, de ses banias [sauna russe], ses venikis [branches à l’aide desquelles les Russes se fouettent au bania afin d’améliorer la sudation et la circulation sanguine], et tout le reste, qui a donné naissance à un amour pour le savon. Mais la parfumerie, sous la forme d’eaux de Cologne et de crèmes, nous est arrivée depuis l’Europe, et plus exactement de la France », relate Natalia Polonnikova, curatrice des projets d’exposition du Musée-réserve de Kolomenskoïé, entamant son excursion dans cette salle emplie d’arômes des plus fins.
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C’est ainsi que débute l’étonnante histoire de quatre étrangers venus en Empire russe au XIXe siècle afin d’y établir leur production de parfumerie. Il est peu probable que ces industriels français, à qui sera par la suite accordé le titre honorable de fournisseurs de la Cour impériale des Romanov, aient pu deviner le succès que rencontreraient leurs affaires dans ce lointain pays, qui n’était pas encore en proie aux flammes de la Révolution. Plus tard, les historiens ont appelé cette période « le Siècle d’or de la parfumerie russe ».
L’un des premiers ayant décidé d’établir sa production de savon et de parfumerie en Russie a été le Français Alphonse Rallet, créateur des célèbres parfums pour fourrure De fourrure.
« Comme on le raconte de manière poétique, il était inspiré par le gel russe. Une dame enveloppée dans une fourrure sortait à l’air gelé et derrière elle ondulait une traîne parfumée… Ceci dit, on sait qu’Alphonse Rallet avait une santé fragile, en raison de laquelle il a par la suite été contraint de quitter la Russie, et il a donc certainement élaboré ses parfums sous le coup de l’effroi », plaisante Natalia.
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La fabrique de parfumerie Rallet a été inaugurée en 1843. Parfums, eaux de Cologne, savon de toilette, poudre, dont la recette a été conçue par des spécialistes conviés depuis l’étranger, ont ainsi rapidement séduit les sphères mondaines. Il convient de préciser que sur ce site travaillait notamment un individu du nom d’Ernest Beaux, qui ultérieurement élaborera le plus célèbre parfum français : Chanel N°5.
En réalité, toute personne ayant grandi en URSS est familière de la production de la fabrique Alphonse Rallet & Co., puisqu’elle se trouve encore à son ancienne adresse, au 47, rue Viatskaïa, mais a depuis été rebaptisée fabrique de cosmétiques Svoboda.
Si Rallet, pour la création de ses délicats parfums, s’orientait vers l’élite, la noblesse et la classe marchande, un autre parfumeur d’origine française, Henri Brocard, est parvenu à introduire le savon dans le quotidien des plus modestes strates de la population russe.
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« En Russie, Brocard s’est marié à Charlotte Raway, Belge ayant grandi ici, qui était un véritable génie de la publicité. La première trouvaille de cette dernière a été un savon en forme de jouet, de petites lettres de l’alphabet russe, pour le prix d’un kopeck tout au plus, qui a conquis le cœur de la paysannerie », sourit Natalia, nous montrant également des objets à l’allure de mandarines et de petits éléphants qui, au XIXe siècle, faisaient office d’ornements pour le sapin de Noël. Il est ainsi effectivement aisé de s’imaginer l’extase des enfants.
Mais l’enchantement des adultes n’avait pas à en pâlir. Selon la curatrice, Henri et Charlotte ont rapidement compris quelle importance revêtait en Russie l’art d’épater. Par exemple, c’est ainsi, hautе en couleur et mémorable, qu’est entrée dans l’histoire de la parfumerie russe la célèbre eau de Cologne Tsvetotchny (Fleuri) de Brocard, qui, à l’Exposition industrielle et artistique panrusse de 1882, s’est déversée d’une fontaine dans laquelle les hommes ont par conséquent baigné leur redingote tandis que les femmes y trempaient leur mouchoir.
De nos jours, la fabrique de Brocard porte le nom de Novaïa Zaria (Nouvelle aube), celle-là même qui produit les parfums de renom Krasnaïa Moskva (Moscou rouge). En jetant un œil aux ateliers, préservés depuis l’essor de Brocard & Co., il est difficile de s’imaginer qu’autrefois cet homme entreposait, pour économiser l’espace, ses savons fraîchement produits… dans un piano.
Beaucoup d’hommes d’affaires français, comme dans le cas d’Alphonse Rallet, ont trouvé en Russie la reconnaissance, mais pas le bonheur. Impossible de trouver à travers le pays une personne qui ne connaisse par exemple pas la fabrique Bolchevik, au sein de laquelle est produit le légendaire biscuit Tsarskoïé, ou comme on l’appelle aujourd’hui Ioubilieïnoïé. Au XIXe siècle, cette usine appartenait au Français Adolphe Siou, qui, en plus de la confiserie, avait pour passion la parfumerie de luxe, explique la curatrice de l’exposition de Lioublino.
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L’empire industriel de Siou est en effet né dans cette confiserie inaugurée en 1855 sur la rue Tverskaïa, à Moscou. Dans les années 1880, les confiseurs français pouvaient d’ailleurs se targuer de posséder la première fabrique électrifiée de l’Empire russe, dans laquelle était également produite des articles de parfumerie destinés à l’élite.
Malheureusement, selon les dires de Natalia, Siou a longtemps été effacé de l’histoire de la confiserie et de la parfumerie russes. Sa biographie est en effet liée à un considérable scandale politique : avant la Révolution russe de 1917, le Français a émigré en Pologne, mais n’a pas eu le temps d’emmener avec lui ses proches. Malgré toutes ses tentatives de préserver leur vie, ils ont finalement été fusillés sur ordre des autorités soviétiques.
Même aujourd’hui, les informations concernant la fin de l’existence de cet industriel français se contredisent. L’un des rares témoignages de sa gloire d’antan, nous permettant d’effleurer les secrets de parfumerie de Siou, sont les bordereaux de prix retrouvés dans le bâtiment du service typographique de la fabrique.
Pour finir, Natalia soulève avec précaution le couvercle d’une boîte à musique, de laquelle s’échappe l’arôme de l’eau de Cologne répondant au doux nom de Lilas Fleuri, accompagné d’une valse homonyme, écrite en son honneur par le compositeur Oscar Knaub. Cette eau de Cologne a été conçue au sein de la fabrique russe d’un autre parfumeur français du XIXe siècle, Emile Badleau.
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Selon Natalia, Badleau vivait et a été enterré à Tsaritsyno, et personne ne doute donc plus de la robustesse de ses liens avec la Russie. Pour autant, les traces de sa production de parfumerie, portant aujourd’hui le nom de fabrique Rassviet (Lever de soleil), sont peu nombreuses à être parvenues jusqu’à nous. Parmi les pièces de l’exposition de Lioublino, se trouve notamment un flacon de son eau de Cologne, une rareté étonnante.
Natalia est persuadée, que les parfumeurs français ont littéralement bouleversé la vie de la Russie impériale. « Il peut sembler que cela a été facile, mais au début, les Russes ne voulaient tout simplement rien acheter. L’élite était monopolisée par les fabricants européens, et les simples gens devaient encore s’habituer », éclaire-t-elle. Effectivement, plus d’un demi-siècle s’est écoulé avant que Rallet, Brocard, Siou et Badleau puissent atteindre des sommets.
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