Vladimir Sorokine
John Foley / Opale / Leemage / East NewsLa tendance à l’engagement actif est en vogue chez les écrivains. Cette pratique est-elle utile pour les écrivains ?
L’utilisation de la littérature comme bélier lui a toujours été nocive. Rappelez-vous les chestidesiatniki [tendance en vogue dans les années soixante, ndlr] – qu’en reste-t-il aujourd’hui ? J’ai ma propre position citoyenne, mais je n’aime pas la foule. C’est pourquoi je ne vais jamais aux manifestations. Je crois que les écrivains qui s’affichent beaucoup ont quelque part un livre inachevé. Ou qu’ils ne peuvent pas achever. Nabokov, Joyce, Kafka n’iraient pas manifester.
On pourrait regarder la situation d’un autre côté : l’écrivain est au cœur des événements, il les voit avec son propre regard. On pourrait rappeler les écrivains révolutionnaires, les écrivains-soldats…
Il n’y avait pas de grands écrivains parmi eux. Tolstoï a décrit Borodino 50 ans plus tard. Même le vieil Hemingway ou Normal Mailer, ou Vonnegut, ou Remarque… C’est n’est pas de la grande littérature. Je crois qu’un écrivain, avec une expérience de guerre ou de prison n’écrira pas mieux. Je pense que l’imagination prime sur l’expérience. Peut-être que c’est mon utopie personnelle.
Ou peut-être que la distance n’était pas assez grande ? Et il vaudrait mieux pour un écrivain russe travailler hors de Russie ?
Ce n’est pas la même chose – participer à la guerre et écrire à sur ce sujet ou partir en Italie et écrire Les âmes mortes. Dans le dernier cas, c’est justement normal, ne pas voir son objet aide. Quelle est la différence entre les amateurs d’échecs et les professionnels ? Les derniers n’ont pas besoin de regarder le plateau. Rappelez-vous La Défense Loujine, le personnage principal était toujours agacé par les figures en bois.
Prenons Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev — la Russie alentour les empêchait souvent de se concentrer et les agaçait (rires). C’est normal. J’ai trouvé l’idée de La Glace au Japon lors d’un mois très chaud. J’ai commencé La Tempête de Neige à Berlin lors d’une intersaison morveuse.
Après la publication de Journée d'un opritchnik, vous disiez qu’un citoyen actif s’est réveillé en vous. Où en est-il aujourd’hui ?
Je ne peux pas dire qu’il soit très éveillé. Plus sérieusement, depuis l’âge de 20 ans, j’étais un antisoviétique convaincu, et je haïssais le pouvoir. Je comprenais déjà que la démocratie européenne était le monde humain normal. Cette conviction ne m’a jamais quitté.
Dans Opritchnik c’était plus accentué, car le genre l’exigeait. Peut-être, quand un pays chute, il est difficile de préserver son esprit citoyen (rires). Ton esprit citoyen s’évapore ! Ça paraît ambigu, non ? Peut-être, c’est de la lâcheté… Navalny me condamnera.
Mais j’ai compris depuis longtemps qu’on ne peut pas changer la mentalité d’un peuple rapidement. Et il ne s’agit pas d’un changement de gouvernement. Les Européens vivent depuis longtemps dans un monde où l’État les sert. En Russie, nous servons l’État depuis des centaines d’années. C’est notre principale différence ontologique.
Un festival du livre a récemment été organisé sur la place Rouge – on cherchait à rendre cet espace de mémoire aux lecteurs et aux écrivains.
Oui, oui. Mais on n’y arrive pas. Dans cette ville, on sent à chaque pas qu’on est un intrus. L’État est le maître des lieux qui à tout moment peut faire quelque chose avec votre voiture, votre appartement, avec vous-même dans la rue.
Quelle est la différence entre Berlin et Moscou ? À Moscou, il y a une frontière existentielle entre votre espace privatif et l’espace extérieur, urbain. Chaque fois qu’on quitte son propre confort, on ressent cette frontière : vous sortez dans la rue et vous comprenez que votre confort s’arrête là, personne ne le prend en compte.
À Berlin, cette frontière n’existe pas. Vous sortez dans la rue, et les lois y sont les mêmes que chez vous. C’est une différence majeure.
Bien, parlons du futur qui, en Russie, est souvent plongé dans le passé.
(rires) Oui, et cela détermine souvent l’expression abasourdie du présent russe.
Comment voyez-vous votre futur personnel ?
Heureusement, je grandis intérieurement et ne sens pas mon âge. Ainsi, pour moi, le futur reste toujours une tabula rasa [table rase, ndlr]. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je me suis récemment demandé quelle était ma profession. Qu’est-ce que je fais ?
Vous avez souvent dit qu’actuellement le mot vous intéressait plus que le dessin. Et soudain, vous avez fait 15 toiles à l’huile. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Difficile à dire. Au début, j’avais une idée simple : les murs de notre appartement berlinois sont blancs. Je voulais y accrocher quelque chose. J’ai décidé de peindre une toile à l’huile. J’ai acheté des peintures, un châssis et un canevas, tout ce qu’il fallait, et je me suis précipité dans cette peinture.
L’idée de reprendre la peinture resurgissait dans mon esprit en permanence. Je cherchais à comprendre pourquoi. Peut-être que c’est quelque chose que je n’ai pas réalisé dans ma jeunesse. Je n’ai pas eu le temps de me déployer en peinture, la littérature a tout raflé.
À quel moment avez-vous compris que vous faites mieux que de la simple décoration d’intérieur ?
Au deuxième-troisième tableau. Puis, ce projet est né. Avec le peintre Evgueni Chef, nous avons fait le pavillon La Tellurie. Le roman m’a, bien sûr, aidé.
Un jour, vous m’avez dit qu’un livre devait être autosuffisant. Et, soudain, 15 toiles d’après La Tellurie. Vous auriez même pu écrire une symphonie…
(rires) Je n’ai pas l’oreille absolue. J’ai probablement été inspiré par Berlin. C’est un tel centre de la culture. Et puis, il ne faut pas oublier que depuis La Tellurie, je n’écris plus rien depuis trois ans.
Avant, je n’avais jamais fait de constructions telles que ce roman. Il a une certaine tonalité. Visiblement, pour moi en tant qu’écrivain, cela n’a pas été inutile, et le souffle de ce roman n’est toujours pas terminé.
Quand La Tellurie est sortie, vous disiez qu’il était actuellement impossible de décrire le monde contemporain de manière linéaire. Vous devriez, peut-être, aller encore plus loin. Une langue artistique unique est impossible, et l’ère est au nouveau syncrétisme ?
Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale, ndlr] ? Mais c’est déjà arrivé. Si l’on prend l’art contemporain, on comprend qu’il est syncrétique. Mais je voulais justement défier ça, défendre archaïquement la peinture en tant que telle, car elle est déjà gobée par la somme des art-technologies. Je crois qu’aujourd’hui, il faut retourner à la pureté du genre.
Extraits de l’article original
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